Quand la générosité devient une source de détresse

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La violence éducative ordinaire vécue durant l'enfance conduit nombre de personnes à vouloir prendre soin des autres au mépris d'elles-mêmes. Derrière une manière de vivre somme toute légitime, comment faire en sorte que la générosité soit un choix de vie serein et non pas de survie?

L’être humain est, par sa nature profonde, voué à être généreux. Cela fait partie des comportements les plus nobles. Il se base sur la compréhension du besoin d’autrui et sur la volonté de partager ou de prendre soin d’autrui.

Si l’enfant n’a pas appris à s’écouter, la générosité peut toutefois devenir une source de détresse, surtout si la personne se responsable du bonheur d’autrui.

Elle tombe alors « en agence » comme le décrivait Jack Lee Rosenberg, initiateur d’une pratique psychothérapeutique que j’utilise depuis plus de 20 ans. Elle agit pour satisfaire autrui et orchestre sa vie pour qu’il n’en soit pas autrement.

Être en relation d’agence traduit – par définition – un déséquilibre, c’est-à-dire que l’essentiel de l’investissement d’une personne dans une relation est centré sur les besoins d’autrui et ce, parfois au mépris des effets émotionnels ou corporels que cela induit pour l’un comme pour l’autre.

On pourrait donc décrire le phénomène relationnel d’agence comme une attitude qui consiste à mettre de côté son vécu émotif pour s’occuper de celui des autres. De plus, la personne qui accepte d’agir en agence avec autrui passe un contrat implicite. Il y a une attente souvent discrète – voire secrète – envers autrui.

ÊTRE PARENTALISÉ DÈS LA PLUS JEUNE ENFANCE

En effet, l’élément motivateur central est le besoin de reconnaissance où, dès l’enfance, on apprend à répondre aux besoins des autres sans se préoccuper de ce qui est bon pour soi.

C’est un élan naturel de l’enfant, mais il est perturbé par la manière dont on l’a éduqué si les adultes ont nié ses émotions. C’est une des formes de violence éducative ordinaire.

Parmi les archétypes, on parlera de la mère-qui-se-sacrifie, du bon-gars, des enfants parentalisés… C’est une manière d’être, une manière d’agir. Une manière de voir autant les choses que la vie. Cela peut également être amplifié par des figures marquantes comme les saints catholiques ou les héros de films qui se sacrifient au profit d’une cause noble et juste.

Ce n’est donc pas au niveau du geste posé que se situe le problème, mais plutôt de ce qui motive le geste. De l’intention cachée derrière la grandeur d’âme.

Dans certains cas, le contrat secret est du genre « j’existe à travers toi », « je prends soin de toi, prends soin de moi », etc. C’est renforcé par nombre de chansons qui passent la journée longue à la radio.

Dès son plus jeune âge, la personne a dû – pour exister dans le regard de ses parents – accepter un contrat tacite imposé par le parent souvent en détresse.

L’enfant espère que, le jour où le parent ira mieux, il pourra enfin prendre soin de lui. Donc, l’enfant se sacrifie pour répondre aux besoins du parent.

Les personnes narcissiques perverses ou les pédophiles vont fréquemment utiliser cette fragilité de l’enfant pour prendre l’ascendant sur lui et obtenir le fruit défendu.

L’enfant généreux croit éventuellement qu’il répond à ses propres besoins, mais il est leurré. Il sera d’autant plus leurré qu’on lui aura imposé des amitiés à la garderie ou qu’on l’aura forcé à manger quand tout son corps lui aurait dit – s’il avait la place pour être entendu – « NON! »

L’OUBLI DE SOI

Naturellement, on peut tous s’oublier pour répondre aux besoins des autres quand on agit en agence. On peut aussi agir en agence avec une idée, un potentiel, une opportunité, un principe moral, un idéal fabuleux, un groupe social ou spirituel. Quand on n’a pas appris à s’écouter, il est facile de se leurrer.

Dans tous les cas, ce qui motive l’action provient de l’extérieur de la personne. Il y a certes la volonté d’être généreux, par exemple, mais cela se fait régulièrement au détriment de la personne qui agit… en agence avec des motivateurs extérieurs. Il y a souvent une coupure corps-esprit, corps-pensée, corps-sensations

C’est le mental qui analyse et produit les choix sans que la personne ne se sente réellement appelée à agir de la sorte.

Cela commence tôt, très tôt, dans l’enfance. Surtout si on est de nature généreuse ou loyale. Surtout s’il y a une grande résonnance au vécu émotionnel d’autrui et une farouche volonté d’être utile. D’où l’importance d’accompagner l’enfant avec bienveillance

Qu’est-ce qui nous amène à nous comporter de cette manière? Nous sommes des êtres relationnels. Tous les êtres humains cherchent à vivre des relations harmonieuses, dans lesquelles ils se sentent en sécurité. Ou, du moins, le plus possible.

Malheureusement, les interactions nouées durant la petite enfance et l’enfance vont créer des mémoires très solides. Et si la mémoire du sacrifice pour sauver son parent est intensément inscrite, il sera difficile pour l’enfant devenu adulte d’explorer des formes de relations plus saines.

Le psychologue montréalais, André Duchesne, expliquait que « Enfants, nous avons appris à essayer ‘d’arranger’ nos figures parentales pour qu’elles soient suffisamment stables pour prendre soin de nous. Nous avons ainsi appris à écouter notre voix intérieure seulement pour la mettre au service des autres (ou contre les autres, donc encore en réaction). C’est une réaction viscérale qui ne peut être changée en intervenant seulement au niveau idéationnel ou comportemental. Sans une conscience corporelle des effets de l’agence, cette tendance continuera à se manifester. »

Le désir de « sauver » l’autre est tellement puissant parfois. Il se peut que la personne aimée soit en simple détresse. Il se peut que l’individu sente simplement le potentiel de l’autre. Il arrive souvent que c’est un schéma qui se répète tant et aussi longtemps que la personne n’en prend pas conscience et ne choisisse pas de transformer sa relation aux autres.

DE LA PARENTALISATION AU COUPLE TOXIQUE

Un enfant qui est parentalisé par les adultes qui l’entourent, que ce soit un parent, un(e) ami(e) ou un(e) enseignant(e) aura beaucoup de difficultés à mettre ses limites.

Combien de fois n’ai-je pas accompagner des personnes souffrant de fibromyalgie qui, au fil de la psychothérapie, ne se sont pas rendu compte qu’elles avaient été parentifiée durant leur enfance et que seule la douleur leur permettait de retrouver une certaine volonté d’oser dire « non »?

On sait que des lésions apparaissent dans le système nerveux au niveau de la moelle épinière et des contacts entre le thalamus et le néocortex chez les personnes affectées par de la fibromyalgie.

Des connections anormales stimulent la douleur au lieu du plaisir des sensations. Toutefois, chose fantastique quand une lésion n’est pas trop avancée, le système nerveux peut se réadapter : l’expérience clinique montre alors que la nociception chronique tend à s’atténuer, puis à disparaître.

Toutefois, la parentalisation peut conduire l’enfant – devenu adulte – à s’accoquiner avec une personne souffrant d’une part importante de détresse psychologique. La première va tout donner pour « sauver l’autre ».

Fondamentalement, la personne qui a été parentifiée reproduit ce qu’elle connaît : elle espère que son (ou sa) partenaire de vie pourra enfin prendre soin de lui (ou d’elle) quand il (elle) ira mieux.

Dans le cadre d’un couple entre une personne parentalisée et une autre affectée par un trouble de la personnalité perverse narcissique. L’autodestruction peut aller malheureusement très loin.

Souvent, la violence vécue dans l’enfance – par exemples, quand le parent abuse de son autorité parentale ou qu’il exerce un contrôle avilissant sur ses enfants – est perçue comme bien pire que celle vécue dans la relation toxique, alors qu’il y a parfois toujours cette petite voix qui pousse à rester pour sauver le conjoint maléfique…

Parfois, la mort est l’ultime salut d’un sacrifice qui n’a jamais pu être recadré… Ce qui est tristement terrible.

Ce qui cache aussi la violence éducative, car elle est souvent justifiée quand l’enfant est « terrible ».

Ce qui cache aussi la violence psychologique, car elle est souvent banalisée…

ALLER PLUS LOIN

A. Duchesne et J. Lépine, «Le processus de psychothérapie, Institut de psychothérapie corporelle intégrée, [http://www.institutpci.com/], consulté en septembre 2021

J. Monzée, « La fatigue de compassion », in J. Monzée (dir.), Soutenir le développement affectif de l’enfant, Éditions C.A.R.D., Québec, 2014 : 337-372

J. Monzée, « Construction de la perception et apparences trompeuses », in J. Monzée (dir.), Ce que le cerveau a dans la tête : perception, apparences et personnalité, Éditions Liber, Montréal, 2011 : 29-56

J. L. Rosenberg, Le corps, le soi et l’âme, Montréal, Québec Amérique, 1989

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