Lettre à une amie journaliste (que je respecte beaucoup)

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Depuis deux ans, on peut lire divers commentaires dans les médias ou réseaux sociaux sur ce que devraient penser ou ne pas penser les citoyens qui essaient de se faire une idée de la présente situation sanitaire. Souvent, on parle de consensus scientifique. Qu'en est-il vraiment?

Chère amie…

Cela fait plusieurs fois que je te vois commenter ce qu’est ou n’est pas la Science.

J’aimerais – avec beaucoup de respect – faire une comparaison avec trois émissions de RadioCanada: Découverte offre une belle carte postale très lissée des connaissances acquises; La semaine verte nuance parfois ses reportages, Catherine mettant en perpective d’éventuels conflits d’intérêts; quant à l’équipe de Marie-Maude, dans Enquête, elle met à jour les dessous et les coulisses de situations problématiques.

Il y a donc différent niveau d’interprétation et de transmission de l’information.

LA RECHERCHE EST UN PROCESSUS DYNAMIQUE DANS UN UNIVERS D’INFORMATIONS CONTRADICTOIRES

Si, un jour, tu participes à des « clubs de lecture » offerts dans le cadre de la formation scientifique (maîtrise, doctorat et post-doctorat), tu verras qu’aucun article ne sort vivant d’une telle épreuve, car c’est impossible – pour un scientifique – d’éviter des biais, des raccourcis, des analyses statistiques aussi nécessaires que limitatives, des méthodologies par définition réductionnistes pour faire une mesure d’un épiphénomène, etc. Mes articles sont autant détruits que ceux de mes collègues. C’est un processus de formation et de réflexion très puissant pour développer son sens de l’éthique intellectuelle.

Un triste drame de plus en plus commun, c’est que de nombreux « influenceurs » ne lisent que les conclusions. La plupart du temps, ils sont des bacheliers (1er cycle universitaire) et ils ne disposent pas des connaissances pour nuancer leurs avis. Ou ils ne parlent que du confetti sur lequel ils basent leurs certitudes. C’est ce que Jean Fourastié appelle l’ignorance commune, c’est à dire que la personne ne sait pas qu’elle ne sait pas.

Bien sûr, ils comptent sur des théories établies par divers chercheurs. Toutefois, ces théories ne sont valides que le temps d’un souffle, car aucune ne survit à l’épreuve du temps si, moindrement, elles expliquent les phénomènes du Vivant. Certes, il y a des tendances qui se maintiennent, mais les études subséquentes viennent progressivement nuancer ou défaire toutes les croyances initiales, même si elles sont présentées comme scientifiques.

Un autre drame commun, c’est qu’on ne scie pas la branche sur laquelle on est assis. De plus en plus de laboratoires et de départements universitaires sont pieds-et-poings liés par des contrats avec l’industrie. Une subvention se partage à 60% pour le chercheur et 40% pour le département et l’université ou l’hôpital.

Cela met automatiquement une pression sur ce qui sera publié ou qui ne sera pas publié. Durant mon post-doctorat, j’ai rencontré de nombreux chercheurs contraints de se taire. Même Santé Canada est parfois bien contrainte par Industrie Canada, car le lobbying est très puissant pour privilégier l’économie au détriment de la précaution.

HUMILITÉ ET CIRCONSPECTION

Comme scientifique (j’ai l’équivalent d’un double bacc, deux maîtrises, un doctorat et un postdoctorat, alors que j’ai été professeur associé jusqu’à récemment dans une faculté de médecine), j’ai appris une chose: l’humilité. J’ajouterais la circonspection.

Somme toute, il faut faire attention à tout ce que l’on ne connaît pas et que l’on ne maîtrise pas. C’est ce que l’on appelle l’ignorance savante. Certes, on peut donner un avis, mais cela n’engage que la personne. On peut s’inspirer de collègues, mais les références risquent d’être circulaires quand on ne cite que des personnes du même sérail. Il faut accepter de nuancer soit même sa pensée, surtout si celle-ci est exprimée dans les médias. Les certitudes ne sont pas de la Science.

De plus, il faut admettre que tout avis – même présenté comme scientifique – peut être influencé par son domaine de recherche, sa perspective théorique, son profil académique et les méthodes utilisées dans ses recherches, des dogmes qui reposent sur l’illusion de consensus, ses émotions, ses croyances, ses idéaux, etc. Il est dangereux (pour la société au sens large) de ne pas considérer les intentions et les croyances qui animent chaque chercheur. Nous sommes des êtres humains et nous pouvons nous tromper ou changer d’avis… Celui qui se croit à l’abris de cela n’est plus scientifique, mais s’inscrit dans une démarche religieuse (comme le transhumanisme, par exemple).

LE DÉBAT RESTE PRÉSENT, MAIS PEU MÉDIATISÉ

Actuellement, on est bien plus dans une crise politique qu’une crise sanitaire. On gère le nombre de lits, pas un virus. Je ne crois pas à la malice de nos dirigeants. L’équipe du Dr Horacio Arruda doit guider les membres de la cellule de crise mise en place par M. Legault. Les uns comme les autres ont des choix difficiles à faire. Par contre, je m’inquiète de la pression que certains influenceurs mettent sur leurs épaules en se servant de prédictions ou de descriptions sensationnalistes.

Toutefois, nier que certains influenceurs médicaux essaient de tirer parti de la situation pour mettre en lumière leurs intérêts (même à vocation humanitaire comme le financement d’une fondation hospitalière ou, tout simplement, de leur département en flattant l’égo de l’industrie qui finance sa chaire de recherche) est un risque qu’il est préférable de ne pas prendre.

Pour finir, je dirais que – dans les universités et divers groupes de réflexion non-médiatisés – les discussions sont similaires à celles que nous avions publiquement en mars et avril 2020: c’est à dire qu’il y a plein d’avis divergents. C’est ça, la Science. La vraie. Elle repose sur des confrontations d’idées sur la base de nombreuses études scientifiques et elles font évoluer la connaissance au sens large.

En mai et juin 2020, il y a eu des demandes claires pour offrir une illusion de consensus. Des orientations ont alors contraint de nombreuses personnes – tout autant scientifiques que celles mises en évidence dans les médias – à s’auto-sensurer. Il faudrait être fou de prendre le risque de recevoir des coups de bâton (covidiot, complotiste, etc.).

En conclusion, il y a – actuellement – tellement de choses qu’on ne sait pas sur le virus et ses effets ou ceux des médicaments proposés à la population pour éviter des complications.

D’ailleurs, plusieurs médecins surexposés dans les médias depuis deux ans sont sous-enquête par le Syndic du Collège des médecins et, au moins un, s’est fait directement rappeler à l’ordre, alors que d’autres ont déjà été invités à nuancer un peu plus les propos qu’ils tiennent dans les médias.

Je ne suis pas plus à l’abri qu’eux, je dois faire attention à tout ce que j’écris, mais j’espère de tout coeur que je peux contribuer à créer une troisième option dans la lecture des défis qui nous dépassent tous…

Humblement,

Joël Monzée, Ph.D.
Docteur en neurosciences
Éthicien

NB. Cette lettre, raccourcie par mes soins (aucune censure du journal), a été publiée par LaPresse le 19 janvier 2022. Merci à l’équipe éditoriale d’avoir accepter d’ouvrir le débat. La recherche scientifique: un univers d’informations contradictoires (https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2022-01-19/recherche-scientifique/un-univers-d-informations-contradictoires.php).

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